Matthieu Gafsou — Objectif mystère

Renée Zachariou
9 min readSep 8, 2020

Le photographe suisse expose aux Rencontre d’Arles 2018 sa série H+, une enquête au long cours sur les milieux transhumanistes. Portrait d’un artiste qui n’a pas peur de l’ambiguïté — ni de l’humour !

H+, Matthieu Gafsou (2015–2018)

Un corset en fer, des compléments alimentaires, une souris câblée, des humains porteurs de puces artisanales…Ce sont certaines des photos prises par Matthieu Gafsou pour son projet H+. Titre énigmatique pour une série qui traite du transhumanisme, ce mouvement protéiforme qui vise une fusion de l’humain et la technologie. Un courant plus qu’une école de pensée unifiée, avec des « fidèles » dispersés au quatre coins du monde. Au cœur de leurs pratiques : la conviction que notre enveloppe charnelle peut-être améliorée par la technique — avec comme horizon, pour certains, de vaincre la mort. Comment traiter par la photographie un objet aussi mouvant ?

Quand on pose la question à Matthieu Gafsou, il n’élude pas la complexité du sujet, sur lequel il travaille depuis quatre ans : « je pratique une photographie documentaire au sens large, je me considère comme un cartographe qui effectue beaucoup de recherches pour comprendre les enjeux ».

H+, Matthieu Gafsou (2015–2018)

Et les enjeux du transhumanisme sont nombreux, de la dépossession du corps à l’emprise des entreprises sur notre santé. Sans oublier une question philosophique de taille, celle de la dualité corps-esprit. Une citation de Ray Kurzweil, considéré comme un des gourous du mouvement, résume cet état d’esprit mécaniste. Quand « le matériel [“hardware”, le corps] de l’homme fait défaut, le logiciel [“software”, l’esprit] disparaît avec lui, mais bientôt nous deviendrons du logiciel et le matériel sera remplaçable », déclarait-il en 2009 dans une analogie avec l’informatique. L’ultra-technologie apparente rejoint une pensée ancienne, et nous renvoie aux thèses du XVIIe siècle sur la notion de l’homme-machine développée notamment par René Descartes.

Théorique ? Cela tombe bien, la première formation de Matthieu Gafsou, né en 1981 à Lausanne, est un master en littérature, philosophie et cinéma. Un bagage pas tout à fait assumé au début de sa pratique, mais qui est maintenant un allié essentiel de son travail. Pour Christian Egger, son galeriste suisse depuis 2011, son approche multiple de la photographie est une de ses forces : « c’est un artiste qui m’épate à chaque fois par la réflexion littéraire et cinématographique qui le nourrit, chaque image est profondément pensée, y compris dans son volet social ».

C’est à la fin de ses études, en 2005–2006, que Matthieu Gafsou tombe dans la photographie après avoir reçu un appareil numérique en cadeau. «C’est une chance inouïe, un caprice post ado s’est révélé être une passion », se rappelle-t-il, encore étonné plus de dix ans après cette première rencontre. Il approfondit rapidement ses compétences par un diplôme à la renommée Ecole de photographie de Vevey, où une place s’était libérée « par hasard ».

Surfaces, Matthieu Gafsou (2006–2008)

Si c’est une apparente chance qui lui a mis le pieds à l’étrier, c’est le travail et le talent qui font vite la suite de sa carrière. Dès sa sortie d’école, il est lauréat en 2009 du Prix HSBC pour la Photographie pour son projet de diplôme « Surfaces ». Un reportage sur la Tunisie, où le photographe ausculte les traces architecturales pour faire émerger les frictions entre modernité et tradition, nature et construction. Cette série de paysage ne présente l’humain que par les traces de son passage : une voiture, du linge qui sèche, un bâtiment en cours de construction… Un traitement par la suggestion qui a séduit son galeriste parisien, Eric Mouchet, lorsqu’il a découvert en 2014 une autre de ses séries « urbaines », une enquête photographique sur la ville de La Chaux-de-Fonds. « On est toujours surpris de découvrir une part d’humain cachée dans la photo, en latence. Tout comme sa maitrise exceptionnelle de la technique, qu’il réussit à faire disparaître au service de la force émotive de son travail ». « Surfaces » témoigne déjà du sens de la construction de Matthieu Gafsou, qui transforme les paysages de béton banal en fresques imposantes de la solitude contemporaine.

Mais cette approche de la photographie ne suffit vite plus à combler la curiosité du photographe. « Des séries comme celles sur la Tunisie ou Israël (« Terres Compromises », 2010), j’aurais pu en faire une par an, mais j’ai eu envie de me frotter à autre chose, me rapprocher des gens » se remémore-t-il.

Un passage au portrait entamé avec « Sacré » (2011–2012), où il photographie une congrégation catholique à Fribourg. Avec un sens de la composition et du contraste toujours présent, il construit une série tout en opposition, entre des scènes de vie théâtrales et des intérieurs presque artificiels, sur fond blanc ou noir. Le photographe revendique une « posture morale aussi neutre que possible », ce qui se traduit par une certaine distance avec le sujet. Difficile de ne pas avoir froid dans le dos devant les photographies glaçantes d’une foi qui semble s’incarner au passé… ou de sourire à la vision de cet « anti-portrait » d’un dignitaire religieux allongé de tout son long, sa coiffe violette comme une tâche absurde sur le marbre blanc. Rire, gêne, surprise : un cocktail détonnant que Matthieu Gafsou n’hésite pas à manipuler, sans nous en dire trop.

Matthieu Gafsou, Sacré (2011–2012)

« J’ai tendance à être pesant dans mes images, qui sont assez plastiques et fermées, donc j’essaie d’amener une légèreté par l’humour» reconnaît le photographe. Mais si c’est bien d’humour qu’il s’agit, il n’amène pas vraiment le réconfort ou la tendresse. « Je suis quelqu’un d’assez ironique dans la vie de tous les jours, ça peut me jouer des tours avec les gens que je ne connais pas bien », ajoute-il.

Une ambiguïté que l’on retrouve dans son approche du médium photographique, qu’il considère comme intrinsèquement bâtard. Une qualité selon lui, puisque cela permet « une liberté folle ». Ainsi, pas de position dogmatique dans son rapport à l’image, qu’il revendique à la croisée du documentaire et de la photographie d’art. Les visuels peuvent être retouchées ou pas, pris sur le vif ou soigneusement mis en scène en amont… C’est l’impact qui compte, plus que la position. Pour la série H+, le photographe estime que la plupart des images pourraient être reprises telles quelles pour un reportage de Natural Geographic (qui a une charte stricte sur les retouches) tandis qu’une dizaine sont complètement fabriquées. Forcément, on ne saura pas à quelle catégorie appartient chaque photographie. « J’aime que le statut ne soit pas défini, avec une image documentaire qui ressemble à une mise en scène et vice-versa — l’irruption de la fiction dans le réel crée une distance critique mais aussi une grande profondeur » conclue-t-il.

H+, Matthieu Gafsou (2015–2018)

Matthieu Gafsou revendique cette ambiguïté et reconnaît qu’elle a pu lui valoir les deux reproches opposés : trop documentaire, ou trop artistique. Ce qui est certain, c’est que l’approche documentaire « directe » ne lui suffit pas : « l’esthétique documentaire classique, si tant est qu’elle existe, a un côté fatigué avec sa neutralité de point de vue, son insistance sur la quantité d’information produite par une seule image… on peut la répéter à l’infini». S’il revendique bien des grandes influences photographiques comme Walker Evans ou l’Ecole de Düsseldorf, ses influences actuelles viennent principalement de la peinture classique, du cinéma et de la littérature. Un éloignement au medium tout relatif, puisque le photographe qu’il est a toujours besoin de se confronter au réel.

Toujours dans cette optique documentaire et créative, Matthieu Gafsou s’engage en 2012 dans une enquête d’un an sur la scène de la drogue à Lausanne. « Only God Can Judge Me » mêle portraits dignes et saisissants, natures mortes crues d’ustensiles et drogues, et poétiques scènes nocturnes. « J’ai voulu sortir des clichés du sale, changer le point du vue » considère le photographe. Pari réussi : le livre documentant ce travail, édité par Kehrer Verlag, reçoit en 2014 le prestigieux Deutscher Fotobuchpreis, prix qui récompense le meilleur livre photographique publié en Allemagne. Une reconnaissance méritée selon Christian Egger qui salue « ce travail avec lequel Matthieu a réussi à rentrer respectueusement dans l’univers de ces personnes hors de la norme sociétale pour y chercher l’élément le plus beau ».

Only God Can Judge Me, Matthieu Gafsou (2012–2014)

Décidément loin d’ériger ses séries en systèmes, Matthieu Gafsou change radicalement de style et sujet pour son projet suivant « Ether ». Avec une ambition plasticienne affichée, il superpose images d’avion et photographies de ciels étoilés pour créer des paysages imaginaires. En cours depuis 2015, c’est une série ouverte à laquelle il prévoit d’ajouter une photographie par an. Et c’est en se tournant vers le ciel qu’il en est venu à s’intéresser au corps augmenté. En effet, de nombreux transhumanistes rêvent de conquérir l’espace — retour à la case départ.

Un fil conducteur de son travail se révèle dans cette transition pas si étonnante que ça : les réponses de l’homme à l’inconnu. Matthieu Gafsou appelle cela « comprendre les stratégies que l’on met en œuvre pour faire face à nos angoisses profonde ». On a vu comment il déployait cette recherche dans « Sacré », entre froideur et fascination, et dans « Only God Can Judge Me », avec une discrète empathie. Pour H+, il va encore plus loin dans la fragmentation du sujet.

H+, Matthieu Gafsou (2015–2018)

Les images sont fermées sur elles-mêmes, sans hors-champs ou contexte pour éclairer le spectateur fasciné … ou terrifié. On ne sait pas ce qui se passe à côté de cette table d’opération, ou qui sont ces souriants individus vêtus de blouses blanches. Mais Matthieu Gafsou ne nous laisse pas seuls face à cette vision froide et décalée de ce qui sera peut-être notre avenir. Fidèle à sa pratique de recherche, il a accompagné chaque photographie d’une légende qui donne des éléments de compréhension de l’image.

Ce travail d’enquête, qui a nécessité beaucoup de patience pour contacter et rencontrer des praticiens parfois méfiants, lui a permis de travailler différemment deux pratiques qui lui tiennent à cœur : le portrait et la nature morte. Pour « Only God Can Judge Me », il a passé une longue période à faire connaissance avec ses modèles, sans appareil photo. Pour H+, au contraire, il a parfois volé en Allemagne, en République tchèque, en France, simplement pour rencontrer un.e inconnu.e et faire un portrait en quelques minutes. Quant à la nature morte, qui est également très présente dans la série, c’est « à la fois ce qu’il y a des plus simple et de plus compliqué ». Matthieu Gafsou y cherche « l’évidence », une précision que les visiteurs d’Arles ressentiront sans aucun doute.

La violence faite aux corps humains ou animaux est omniprésente dans la série, qu’elle soit suggérée ou documentée sur la table d’opération. Le photographe n’est pas surprise par cette lecture : « j’ai une personnalité plutôt douce mais je suis effectivement fasciné par la violence, qui produit en général quelque chose de très beau ».

H+, Matthieu Gafsou (2015–2018)

En compagnie de Matthieu Gafsou, on est donc passé des paysages tunisiens à des portraits de souris, du rire à l’angoisse, sans jamais laisser de côté l’excellence esthétique. C’est cette envie de se frotter à des réalités différentes qui a séduit Nathalie Herschdorfer, directrice du Musée des beaux-arts de la ville du Locle, en Suisse. « Matthieu Gafsou ne choisit pas des sujets faciles, il n’hésite pas à se mettre en danger. Mais dans toutes ses séries, il sait trouver la juste distance, laissant le spectateur penser par lui-même ».

Et la série H+ ne fait pas exception, en soulevant des questions que certains trouveront inconfortables, dans un style faussement léché. Cette approche visuelle est mûrement choisie et théorisée par Matthieu Gafsou, qui associe le traitement fragmentaire des images au fonctionnement de notre monde hyper connecté mais isolé. « Je suis fasciné par l’esthétique très contrôlée d’Apple, ce lisse qui provoque aussi une réelle angoisse ». Quand on lui fait remarquer qu’il utilise la même grammaire, il sourit et s’en sortira avec une pirouette : « je joue avec ». Ce sera le dernier paradoxe Gafsou…

Cet article a initialement été publié dans l’edition Festival d’Arles 2018 de AMA — Art Marketing Agency.

Retrouvez tout le travail de Matthieu Gafsou et des informations complémentaires au sujet de chaque série sur son site.

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